Mécanismes de la violence structurelle
(inspirés de Johan Galtung, Paul Farmer, Frantz Fanon, Didier Fassin)
1 – La normalisation de la souffrance évitable.
2 – L’invisibilisation des causes politiques du mal-être.
3 – L’assignation à la responsabilité individuelle.
4 – La hiérarchisation implicite des vies et des douleurs.
5 – L’intériorisation de la honte et du silence.
6 – L’usure émotionnelle comme mode de gouvernement.
7 – La désensibilisation morale des institutions.
Parler de la violence structurelle invite à nommer des responsables, mais… toute la difficulté réside dans le fait de mettre en lumière les mécanismes systémiques et de désigner celles et ceux qui les perpétuent, consciemment ou non. Parce qu’elle échappe à la reconnaissance collective, cette incompréhension rend la responsabilisation et la transformation difficile, voire dérangeante, car elle implique de remettre en question des normes profondément enracinées.
Pour obscurcir ces violences et éviter toute responsabilisation collective et historique, la suprématie blanche [1] mobilise toute une panoplie d’outils comme le modèle biomédical, la suprématie blanche [2], le gaslighting racial, social et structurel, y compris celui du féminisme blanc libéral, [3] le travail social [4], le tokénisme, l’objectivité, la désensibilisation organisée, les larmes blanches [5], le positivisme, la neutralité libérale, l’individualisme néolibéral, l’universalisme républicain [6], la méritocratie, le paternalisme… Ces dispositifs sont des outils qui permettent au capitalisme de fonctionner sans avoir à recourir à une violence directe constante et visible.
Ces mécanismes de violences strucurelles ou systémiques ne s’arrêtent pas aux institutions : ils forment la toile de fond des violences sexuelles, interpersonnelles et médicales, qui en sont souvent la traduction la plus visible. Comme le rappelle Johan Galtung, « la violence est présente quand les êtres humains sont influencés de telle façon que leurs réalisations somatiques et mentales sont en deçà de leur potentiel » — autrement dit, lorsqu’un système rend la souffrance évitable mais ordinaire.
La violence structurelle crée les conditions de possibilité des violences interpersonnelles : elle rend la souffrance pensable, acceptable, et parfois invisible. Paul Farmer l’exprimait ainsi : « Les structures sociales tuent aussi sûrement que les armes ; elles déterminent qui aura accès à la survie, et qui sera abandonné. »
“La violence structurelle détermine qui tombe malade, qui est incarcéré, et qui est oublié.” (Paul Farmer; 2003)
Les survivant·es de la violence structurelle portent souvent des traumas complexes qui les tiennent à distance des espaces réformistes. Ces traumas sont liés à la destruction coloniale et raciale des systèmes de soin. Les espaces réformistes et inaccessibles aux personnes traumatisées oublient que la vulnérabilité est un antidote aux violences structurelles—et que seule l’accueil de leur vérité, dans des lieux réellement sûrs, peut ouvrir la voie à une véritable transformation collective. Le traumatisme est étroitement lié à l’exclusion sociale et aux inégalités systémiques. Ces personnes sont souvent qualifiées comme étant difficiles à atteindre ou « cachées ». (International Journal of Qualitative Methods, Résumé) Cela exige une compréhension « incarnée » et assez fine de la violence interpersonnelle et structurelle, de se décentrer des groupes dominants et homogènes. Ceci permet de remettre en question les récits dominants qui confondent un échec personnel avec une réponse à un traumatisme systémique.
Cette logique traverse toutes les sphères : familiale, médicale, sociale, judiciaire. Elle fabrique la tolérance collective à l’humiliation, au contrôle du corps-esprit d’autrui, à la domination de ceux jugés « moins utiles », « moins crédibles » ou « moins normaux ». Elle fonde ce que le mouvement No Body Is Disposable dénonce comme la disposabilité des vies : une économie morale où certains corps-esprits peuvent être abandonnés, institutionnalisés, violés ou sacrifiés sans scandale, au nom de la stabilité sociale.
Ainsi, les violences strucurelles ou systémiques ne sont pas un arrière-plan, mais le langage commun de toutes les violences : sexuelles, raciales, psychiatriques, administratives. Elles enseignent à la société que certaines vies comptent moins, et qu’il est acceptable d’en user, d’en douter, ou d’en disposer.
C’est précisément contre cette normalisation de la souffrance que le mot d’ordre No Body Is Disposable affirme : aucun corps-esprit n’est jetable, aucune douleur n’est négligeable, aucune vie n’est de trop.
Cette dynamique s’observe aussi au sein de certains mouvements féministes dominants, où le gaslighting féministe blanc fonctionne comme un mécanisme de neutralisation politique. Sous couvert de sororité universelle, il délégitime la parole des femmes qui dérangent l’ordre blanc, bourgeois et valide : celles qui nomment le racisme, le validisme, la colonialité du soin ou les violences institutionnelles sont accusées d’être “trop radicales”, “conflictuelles”, voire “malades”.
Ce mécanisme, hérité du paternalisme colonial, reproduit à l’intérieur du féminisme la même logique de disposabilité : certaines corps-esprits deviennent “trop complexes”, “trop abîmées”, “trop en colère” pour être inclus. Ces corps-esprits sont exclus au nom d’une paix apparente qui maintient l’ordre moral et la domination symbolique des corps-esprits blancs valides.
Ce gaslighting n’est pas seulement une stratégie psychologique : c’est un outil de gouvernement moral, un dispositif de blanchité (pour reprendre Sara Ahmed) qui permet aux féministes dominantes de se penser innocentes tout en perpétuant la hiérarchisation des vies. En ce sens, elles deviennent leurs propres ennemies : en refusant de voir comment leur confort repose sur la dépossession des autres femmes, elles sabotent la possibilité même d’un féminisme libérateur.
Relier cela au mot d’ordre No Body Is Disposable, c’est affirmer que l’abolition du validisme, du racisme et du patriarcat commence par la fin de la hiérarchisation entre les victimes. Aucun corps-esprit n’est “trop dérangeant” pour mériter d’être entendu.
Aucune douleur n’est “trop politique” pour être reconnue.
Et aucun féminisme ne peut prétendre à la libération tant qu’il continue de produire ses propres figures jetables.
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Voir aussi Violence structurelle, Gaslighting structurel, Structure sociale, Compétence structurelle, Vulnérabilité structurelle, inégalités structurelles, Racisme structurel, Violence institutionnelle, Injustices structurelles, Préjudices structurels, Ignorance structurelle, Déterminants structurels de la santé, Traumatismes systémiques (ou Traumatismes structurels), Inégalités systémiques (ou inégalités structurelles), Responsabilité du changement structurel.